— Quelle objection avez-vous à faire à propos de sa présence ici ?
— Aucune. Aucune, sacré nom d’une pipe ! Cette fille me fait pitié, mais…
— Une prémonition ! m’exclamai-je. Avez-vous une prémonition ?
— Je n’ai jamais de prémonitions ! C’est de la superstition pure et simple ! Vous êtes la seule à…
— Un détail me préoccupe, dit Nefret, interrompant Emerson qui s’apprêtait à piquer l’une de ses petites colères. Justin. Si elle est ici, il reviendra. Vous avez vu comment il était avec les enfants.
— Il était charmant, intervint Lia. Et ceux-ci l’adorent, à l’évidence.
— Oh, il est charmant, et complètement irresponsable ! répliqua Nefret. S’il les entraînait à sa suite, pour une promenade ou un jeu, il pourrait très bien avoir l’une de ses crises, ou bien s’en aller tout bonnement et les abandonner !
Ramsès parla avec une vivacité inhabituelle de sa part.
— Nefret, cela ne peut pas se produire. Même s’il vient nous voir à nouveau – ce qu’il fera vraisemblablement, qu’elle soit ici ou non –, personne ne serait assez stupide pour le laisser seul avec les enfants, ou pour le laisser les emmener à l’extérieur de la maison.
— Absolument ! déclarai-je.
De fait, la réapparition de Maryam m’avait troublée davantage que je ne voulais bien l’admettre. Pourtant, songeai-je, quelle raison avais-je de ne pas avoir confiance en elle ? Durant nos brèves relations avec elle, elle avait été têtue et indisciplinée, une véritable petite peste, mais jamais un danger. Son père était persuadé que, lorsqu’elle l’avait quitté et s’était enfuie, elle avait trouvé un protecteur. Néanmoins, même si c’était vrai, elle était plus à plaindre qu’à blâmer.
— Assez de considérations moroses pour le moment ! déclarai-je avec entrain. Je propose que nous allions nous préparer pour nos invités.
Lorsque les Vandergelt arrivèrent, j’avais pris un bain, je m’étais changée et j’avais rédigé un télégramme. Emerson avait exigé de le voir avant que je l’envoie.
— Je n’ai pas voulu être trop explicite, expliquai-je en le lui tendant. Le collègue de Sethos, Smith, lequel a promis de lui transmettre nos messages, n’est pas le genre d’individu à qui l’on puisse confier des informations personnelles aussi douloureuses.
— Il s’en est déjà servi contre nous, grommela Emerson. Hum. Ma foi, cela devrait suffire. « Personne disparue retrouvée. Venez immédiatement si possible. » Je vais demander à Ali de le porter au bureau du télégraphe.
Une fois cette affaire réglée, je fus en mesure d’accueillir nos invités l’esprit tranquille et avec un visage souriant. Le temps avait fraîchi durant la soirée, et nous nous réunîmes dans le salon, délaissant la véranda.
— J’espère que nous n’arrivons pas trop tôt, s’inquiéta Cyrus.
En effet, Evelyn et moi étions les seuls membres de la famille présents.
— Non, ce sont les autres qui sont en retard, répondis-je avec une certaine contrariété. Je vous présente toutes mes excuses. Je m’efforce de leur inculquer les bonnes manières, mais par moments je pense que c’est une tâche vouée à l’échec, particulièrement avec Emerson.
— Et avec Walter, dit son épouse en souriant. Je présume qu’il a décidé de consacrer quelques minutes à ses textes. Lorsqu’il est plongé dans une traduction délicate, je suis parfois obligée de le secouer pour obtenir son attention.
Lia et David entrèrent, suivis de près par Nefret. Ramsès brillait par son absence, et j’observai sur le front de Nefret de légères rides de préoccupation ou de contrariété.
— Je suis vraiment désolée, commença-t-elle.
— Je vous en prie, dit Katherine avec gentillesse. Les enfants étaient agités ce soir ?
— Les nôtres, oui, répondit David. Nous les avons emmenés voir le tombeau d’Abdullah cet après-midi. Ils n’arrêtaient pas d’en parler. Dolly voulait que je lui raconte toutes les histoires dont je me souvenais concernant mon grand-père, et Evvie a posé les questions les plus révoltantes…
— Elle n’a que deux ans ! s’insurgea Lia. Je ne vois pas ce qu’elles avaient de si révoltant.
— « Est-ce que tous les morts ressemblent à ceux qui sont dans les livres d’oncle Radcliffe ? »
À l’évidence, David citait les paroles de sa fille.
— Bonté divine ! s’exclama Katherine. Il a montré à ces pauvres enfants des photographies de momies ?
— Je lui avais formellement interdit de le faire, dis-je d’un ton indigné.
— Cela ne semble pas les avoir troublés outre mesure, rétorqua David.
— Qu’avez-vous répondu à Evvie ? demandai-je.
— J’ai répondu non, ils ne leur ressemblent pas. Et j’ai changé de sujet avant qu’elle ait le temps de poser d’autres questions, conclut David en riant.
Je décidai de faire de même, car je ne désirais pas tomber dans l’erreur de certaines femmes gâteuses, qui pensent que d’autres prennent plaisir à passer toute une soirée à entendre parler de leurs petits-enfants.
— Nous avons eu une visite très intéressante cet après-midi, dis-je. Katherine, vous souvenez-vous d’une jeune personne du nom de Molly Hamilton ?
Katherine acquiesça.
— Cette enfant gâtée qui a fait tellement d’embarras lorsque son oncle a voulu… (Elle s’interrompit et ses yeux verts s’étrécirent.) La nièce du major Hamilton… Mais il n’était pas… Il était…
— Il n’était pas le major Hamilton, dis-je. Et elle n’était pas sa nièce. Elle était sa fille. Et elle l’est toujours.
Ils écoutèrent mon récit succinct dans un silence fasciné.
Cyrus secoua la tête.
— L’intrigue se corse ! Qu’avez-vous l'intention de faire à son sujet ?
— L’accueillir au sein de la famille, naturellement, déclara Emerson depuis l’entrée de la pièce. Ainsi que mon… euh… autre frère l’a fait remarquer un jour, Amelia a l’habitude de recueillir tous les êtres infortunés qu’elle rencontre, de force le cas échéant.
— Vous êtes très en retard, Emerson, dis-je d’un ton de reproche. Vraiment, vous devriez avoir honte ! Et vous avez montré aux enfants des photographies de momies tout à fait répugnantes, alors que je vous avais formellement interdit… alors que je vous avais prié de vous abstenir de le faire !
Aucunement décontenancé par cette attaque à deux coups, Emerson sourit à la cantonade et marmonna quelques paroles aimables à l’intention de nos invités, puis il se dirigea vers la desserte, où il entreprit de remplir des verres à partir de diverses carafes. Toutefois, il n’avait pas abandonné la partie. Par-dessus son épaule, il me lança :
— Je ne suis pas le dernier, très chère. Ramsès et Walter ne sont pas encore arrivés.
— Cela ne fait qu’aggraver les choses, Emerson. Et si vous alliez les chercher ?
Emerson me tendit un verre.
— Beaucoup de bruit pour rien ! Tenez, Peabody. Buvez votre whisky et calmez-vous. Je les entends qui arrivent.
Ils entrèrent ensemble. Ils étaient si absorbés par leur conversation que je pense que Walter ne se rendit pas compte de l’endroit où il se trouvait jusqu’à ce que Ramsès, qui le tenait fermement par le bras, le fît s’arrêter et dirigeât son attention vers les autres.
— Oh, je suis vraiment désolé ! s’exclama Walter en battant des paupières. Est-ce que nous vous avons fait attendre ? Je suis tombé sur un texte tout à fait fascinant, et je voulais demander à Ramsès son avis sur un ou deux mots obscurs. Apparemment, il s’agit de…
— Asseyez-vous, Walter, et taisez-vous, dit Emerson avec amabilité. Personne n’a envie d’entendre parler de vos intérêts philologiques abscons. Vandergelt, j’ai été surpris de ne pas vous voir à Deir el-Medina ces derniers jours. Auriez-vous renoncé à votre part de la concession ?
— Ne caressez pas cet espoir, répondit Cyrus en lissant sa barbiche. Ces tombes m’appartiennent, et je vais me remettre au travail prochainement. Nous avons été très occupés.
— À faire quoi ? demanda Emerson avec une surprise sincère.
Fatima annonça que le dîner était servi et nous nous dirigeâmes vers la salle à manger. Cyrus commença à expliquer à Emerson d’une voix quelque peu indignée que la préservation et l’inventaire du trésor des épouses de Dieu primaient pour l’heure sur toutes les autres activités… des faits qu’Emerson connaissait parfaitement, mais qu’il préférait ignorer parce qu’il avait ses propres projets.
La seule chose que je reproche à la présence de nombreux invités, c’est qu’il est impossible de suivre tout ce qui se dit. Nous sommes des personnes très prolixes et, comme nous sommes également des personnes intelligentes, nos conversations valent la peine d’être écoutées. Même Bertie était en verve et parlait à Lia avec entrain. (Je l’avais placé à côté d’elle, car elle était moins susceptible de l’interrompre que d’autres.) Puis j’entendis une phrase isolée et je me rendis compte qu’il vantait les qualités de sa bien-aimée absente, Jumana.
Ce fut seulement à la fin du dîner que la discussion devint générale. De fait, ce fut une remarque d’Emerson, assenée de sa voix sonore habituelle, qui attira l’attention de tous.
— Je ne vois pas pour quelle raison nous devrions faire quelque chose à ce propos.
— À quel propos ? m’enquis-je.
Emerson s’était adressé à Ramsès, lequel prit sur lui de me répondre.
— À propos de l’agression dont a été victime Molly… Maryam… cet après-midi. Je suggérais à Père que nous devrions essayer de retrouver son agresseur.
— Tout à fait, acquiesça Cyrus. Nous ne pouvons pas tolérer ce genre de chose. Avec tout le respect dû à vos théories, Amelia, l’explication la plus vraisemblable est que cet individu est un fou dangereux. Il pourrait s’en prendre à d’autres touristes. Comment comptez-vous procéder ?
— Tout d’abord, il faut prévenir la police, dit Ramsès en couvrant les grognements mécontents d’Emerson. Et Père est celui qui doit le faire. Ils l’écouteront. Je propose également d’offrir une récompense, en commençant par nos ouvriers demain matin. Ils connaissent tout le monde sur la rive ouest et ils répandront la nouvelle.
— Cela me semble le bon sens même, approuvai-je. Emerson ?
— Bon sang, je présume que j’y suis bien obligé ! grommela Emerson.
— Demain matin ? fis-je.
— Demain après-midi, fit Emerson.
J’acquiesçai en simulant un manque d’empressement qui persuada Emerson qu’il l’avait emporté sur moi. En fait, le lendemain après-midi me convenait tout à fait. Il y avait plusieurs autres affaires dont j’avais l’intention de m’occuper pendant que nous serions à Louxor.
Nous mîmes à exécution une partie du plan de Ramsès dès que nous arrivâmes à Deir el-Medina le matin suivant. Nous rassemblâmes nos ouvriers et leur apprîmes ce qui s’était passé. Cependant, choc, stupeur et expressions de leur désir de coopérer furent les seuls résultats. Selim résuma la situation en déclarant qu’aucun habitant des villages de la rive ouest n’avait pu accomplir un tel acte. Toute considération morale mise à part, ils ne savaient que trop bien que les agressions commises sur des touristes seraient sévèrement punies. Il y avait toujours quelques fous inoffensifs qui erraient dans la région. Ils étaient parfaitement connus et surveillés avec le respect que les musulmans témoignent envers des personnes diminuées mentalement, et aucun d’eux n’était violent.
— Nous ferons passer le mot, promit Selim. Et nous nous renseignerons au sujet d’étrangers.
Et l’affaire fut réglée. David et Evelyn étaient allés au Château, mais Bertie était avec nous, ainsi que Sennia. Lui permettre de venir était une récompense et une distinction qui lui revenaient de droit, estimais-je. Malheureusement, emmener Sennia signifiait que nous devions emmener également Gargery et Horus. Tous deux étaient d’horribles casse-pieds. Horus grondait et cherchait à mordre quiconque s’approchait de Sennia, et Gargery refusait de reconnaître qu’il n’était plus assez rapide ni assez fort pour la préserver d’un danger. Observer Sennia aller et venir sur le chantier, tandis que Gargery boitillait à sa suite et maudissait Horus, lequel crachait après lui, aurait été amusant si cela n’avait pas été aussi gênant. Cependant, je n’avais pas le cœur de renvoyer Gargery… ni le courage de renvoyer Horus.
Sennia s’était assigné la tâche de rassembler des ostraca comportant des inscriptions afin de les donner à Ramsès. Aussi la persuadai-je de m’aider à tamiser les débris que les ouvriers avaient retirés de la maison que nous étions en train de dégager. Elle avait une vue perçante et avait été formée à reconnaître l’écriture cursive hiératique. Les tessons de poterie, certains petits, d’autres très gros, comportaient parfois des dessins au lieu d’inscriptions. Par bonheur, je fus à même de m’emparer d’un tesson en particulier avant qu’elle ait eu le temps de bien le regarder. Plus tard, je le remis à Ramsès.
— Merci, Mère, dit-il. Est-ce… Bonté divine ! Sennia l’a vu ?
— Non, je l’ai envoyée donner un coup de main à Emerson. Vous lui aviez permis d’assembler des morceaux brisés, je pense. J'espère de tout mon cœur qu’elle n’a pas trouvé d’autres dessins de cette nature.
— Moi aussi, murmura Ramsès en tenant le tesson de poterie par les arêtes. Mais je ne le pense pas, Mère. Connaissant Sennia, elle me les aurait montrés et m’aurait demandé de les expliquer. Je vais examiner à nouveau les autres fragments avant de la laisser travailler dessus.
— Ceci fait partie d’un dessin plus important. Vous voyez où ce membre inférieur…
— Oui, dit Ramsès en hâte.
Il était manifestement gêné, non par le sujet du dessin lui-même mais parce que je lui en parlais. Les jeunes personnes n’acceptent jamais complètement le fait que leurs parents – en particulier leurs mères – connaissent les mécanismes du corps humain.
— Cela me rappelle, poursuivis-je, les dessins sur ce papyrus au musée de Turin.
Ramsès faillit lâcher le tesson de poterie.
— Comment diable… ! Excusez-moi, Mère. Comment avez-vous pu voir ce papyrus ? Les femmes ne sont pas censées…
— Est-ce que vous m’avez déjà vue détournée de mes recherches par de stupides convenances sociales ? Il est tout à fait possible que ce papyrus, bien que son origine soit inconnue, ait été trouvé ici à Deir el-Medina, au début du siècle dernier. Apparemment, les villageois étaient de joyeux drilles.
— En effet, répondit Ramsès, le visage empourpré et en sueur. Si vous voulez bien m’excuser, Mère…
— Pas tout de suite. J’aimerais m’entretenir d’une autre affaire avec vous.
Ramsès s’assit d’un air résigné. Je ne doutais pas qu’il jugerait ce sujet encore plus embarrassant, mais si cela ne lui avait pas déjà traversé l’esprit, alors il n’était pas mon fils. J’allai droit au fait.
— La réapparition de Maryam éclaire d’un jour nouveau l’Affaire de la Mystérieuse Hathor et donne une plus grande crédibilité à l’une de nos théories. Elle ne figurait pas sur ma liste…
— Votre liste ? (Sa mâchoire se crispa et ses yeux noirs se réduisirent à des fentes tandis que l’entendement cédait la place à l’indignation.) Quelle liste ? Mère, vous n’avez pas fait ça !
— C’était une partie légitime, nécessaire, en fait, de mon enquête criminelle.
Ramsès repoussa son chapeau en arrière et enfouit son visage congestionné dans ses mains.
— Je suppose que vous avez consulté Nefret, murmura-t-il entre ses doigts joints.
— Mon cher garçon, comment pouvez-vous supposer que je ferais une chose pareille ? J’ai attendu d’être seule avec vous pour aborder ce sujet. Et, poursuivis-je, je vous supplie de ne pas perdre de temps en manifestant une fausse modestie. Emerson va bientôt vous réclamer à grands cris. Maryam, alors Molly, était tombée amoureuse de vous…
— Pour l’amour du ciel, Mère, elle n’avait que quatorze ans ! C’était une amourette d’adolescente, rien de plus.
Je n’avais pas besoin de lui remémorer ce qu’elle avait fait. La scène était probablement aussi nette dans son esprit qu’elle l’était dans le mien. Seule avec lui dans sa chambre, sa robe baissée, découvrant un corps juvénile mais incontestablement mature. Ce qui avait précédé ce moment, je n’avais pas besoin de le demander. Elle avait été l’agresseur, et il m’avait appelée aussitôt.
— Néanmoins, elle pourrait très bien se considérer comme une femme bafouée, déclarai-je. Quatorze ans est un âge difficile, voué au mélodrame et à la rancune tenace.
— Pas pendant quatre ans !
Ramsès essuya la sueur sur son front avec sa manche.
— Y a-t-il eu une autre personne qui pourrait vous en vouloir ?
Au lieu de protester, il haussa les épaules d’un air impuissant.
— Comment diable saurais-je ce qu’une femme estime être… Oh, très bien, Mère, puisque vous insistez. Il y a eu Dolly Bellingham. Le fait que j’aie tué son père pourrait l’amener à m’en vouloir, à juste titre.
— Vous avez agi pour vous défendre et pour me protéger, dis-je. J’avais pensé à elle, bien sûr…
— Bien sûr, murmura Ramsès.
— Mais c’était un être mesquin, parfaitement égoïste, qui ne se souciait guère de son père. Et quelque peu frivole, vous n’êtes pas de mon avis ?
Un sourire hésitant apparut sur les lèvres de Ramsès.
— Tout à fait. Elle a sans doute connu une douzaine d’hommes depuis lors.
— Je n’aurais pas énoncé cela tout à fait dans les mêmes termes, mais je suis d’accord avec vous. Quelqu’un d’autre ?
— Non. Voici Père, il me cherche. Pouvons-nous en rester là ?
Je le laissai partir, car je ne pensais pas que je pourrais tirer autre chose de lui… pour le moment. À l’évidence, il avait raison à propos de l’engouement passager de Maryam, mais elle avait une autre raison, plus irrépressible, de nous haïr tous. Je me demandai si Ramsès avait oublié que la mère de Maryam était morte d’une mort violente des mains de l’un de nos hommes. Qui… ? Nous n’avions jamais été certains de son identité. Certes, Bertha avait essayé de me tuer, mais Maryam pouvait très bien ne pas voir les choses ainsi. Je me souvins des paroles de Sethos : « Si elle me reproche la mort de sa mère, à votre avis quels sont ses sentiments envers vous ? »
Je me secouai légèrement et m’ordonnai de faire preuve de bon sens. Je ne connaissais pas les sentiments de cette fille sur un certain nombre de choses, et il en était de même pour son père.
Néanmoins, j’avais l’intention de l’ajouter à ma liste.
Au milieu de l’après-midi, je parvins à remmener Emerson à la maison et je l’obligeai à s’habiller convenablement. Tout le monde avait décidé de venir. Nous devions dîner au Winter Palace après avoir terminé nos tâches respectives. Daoud avait offert de nous faire traverser le fleuve à bord de son nouveau bateau. Il l’avait acheté pour l’un de ses fils et avait mis celui-ci au travail. Il transportait des touristes de Louxor jusqu’aux tombeaux et aux temples de la rive ouest. Son père nous apprit avec fierté que Sabir était l’un des plus prospères de ces entrepreneurs, ce qui n’était guère étonnant, puisque son bateau était le plus attrayant de tous. Peint de couleurs vives, il était d’une propreté irréprochable, garni de tapis sur le plancher et de coussins bariolés sur les banquettes aménagées le long des deux côtés.
Nous accostâmes au quai au milieu d’embarcations similaires. Daoud annonça qu’il avait l’intention de rendre visite à des parents et qu’il attendrait pour nous remmener. J’essayai de l’en dissuader, expliquant que nous rentrerions probablement très tard, mais il se montra inflexible. Tandis que les autres bateliers se rassemblaient à proximité, je compris qu’il escomptait échanger des commérages avec ses amis. Une fois descendus à terre, nous nous séparâmes. David et Walter s’en allèrent pour voir des antiquités et renouer connaissance avec divers marchands. Evelyn et Lia décidèrent de flâner et de visiter peut-être quelques boutiques. Je déclinai leur invitation de me joindre à elles.
— Je suppose que vous voulez venir avec moi au poste de police, dit Emerson d’un air résigné.
— Absolument pas, mon cher. Je vous laisse ce soin. Ramsès, est-ce que vous accompagnez votre père ?
Ramsès acquiesça de la tête.
— Je crois que nous devrions également informer la police de l’insouciance des chasseurs. Nous vous retrouverons plus tard à l’hôtel.
Ils s’éloignèrent côte à côte sur la route poussiéreuse.
— Nous voilà débarrassées d’eux, dis-je à Nefret, qui était restée avec moi.
— Oui. Je présume que vous avez l’intention d’aller voir Mrs Fitzroyce. Père ne serait pas d’accord.
— C’est pour cette raison que je désirais l’éloigner. Vous voyez la nécessité d’une telle visite.
— Je vois pourquoi vous jugez qu’elle est nécessaire.
— Vous n’êtes pas de mon avis ?
— Je ne sais pas, dit Nefret en fronçant légèrement les sourcils. Je n’ai rien contre cette fille, et j’aimerais la voir réconciliée avec son père, pour lui autant que pour elle.
— Mais ?
— Mais… (Le front de Nefret se dérida et elle m’adressa un sourire affectueux.) Il n’y a pas de « mais ». Vous avez offert de l’aider et, si j’étais à votre place, j’attendrais qu’elle fasse le premier pas. Néanmoins, la décision vous appartient.
L'Isis était l’une des quelques dahabiehs privées amarrées à côté des vapeurs pour touristes. Nefret émit un léger sifflement (une habitude indigne d'une dame bien élevée qu’elle tenait de Ramsès) lorsqu’elle la vit. C’était une dahabieh à vapeur, l’un des bateaux les plus gros et les plus luxueux que j’aie jamais vu. Des bastingages en cuivre brillaient et des glands dorés ornaient l’auvent de toile or et cramoisi qui ombrageait le pont supérieur. De grosses lettres en or épelaient le nom, et le drapeau britannique flottait à la poupe. Une large passerelle recouverte d’un tapis reliait le bateau à la rive. Il n’y avait personne en vue sur le pont ou sur le pont supérieur ombragé mais, dès que je posai le pied sur la passerelle, un homme habillé à l’égyptienne apparut et me héla en anglais, demandant ce que je voulais. Je répondis en arabe que j’étais venue voir la Sitt.
— Remettez-lui ceci, poursuivis-je en tendant à l’homme l’une de mes cartes de visite. Et demandez-lui si elle accepte de me recevoir.
Il s’inclina très poliment mais, au lieu de s’acquitter de cette tâche, il remit la carte à un autre serviteur qui s’était approché sans bruit, chaussé de pantoufles en feutre.
— Veuillez attendre ici, je vous prie, dit-il.
C’était un gaillard robuste et musclé, manifestement disposé à nous barrer le passage si nous ne tenions pas compte de sa demande. Je ne blâmais pas Mrs Fitzroyce de prendre de telles mesures pour prévenir toute intrusion. Ainsi que je le savais de par mon expérience personnelle, certains visiteurs oisifs n’avaient aucun scrupule à s’imposer à des personnes qu’ils jugeaient importantes.
Nous n’eûmes pas à patienter très longtemps. Lorsque le second serviteur revint, il était accompagné d’un personnage corpulent portant un fez sur sa tête massive. Ses cheveux étaient très noirs et très épais, et son visage était quasi sphérique. C’était un visage jeune à la peau claire et aux traits avenants, orné d’une paire de moustaches en croc. Il était vêtu cérémonieusement d’une redingote, d’un pantalon à rayures et d’un extraordinaire gilet brodé de roses incarnates.
— C’est un honneur de faire votre connaissance, Sitt Hakim, dit-il. (Il hocha la tête avec vigueur et arbora un large sourire.) Je suis le Dr Mohammed Abdul Khattab, le médecin personnel de Mrs Fitzroyce.
Je le présentai à Nefret, ce qui occasionna une autre série de hochements de tête et de grands sourires.
— J’espère que Mrs Fitzroyce n’est pas souffrante ? m’enquis-je.
— Elle est seulement très âgée, répondit le docteur nonchalamment. Elle va vous recevoir, mais puis-je vous rappeler qu’elle se fatigue vite ?
— Vous le pouvez, dis-je. Nous ne resterons pas très longtemps.
Les rideaux des fenêtres du salon avaient été tirés afin d’exclure les rayons du soleil couchant. Néanmoins, il y avait suffisamment de lumière pour que je pusse voir assez bien. La pièce était meublée avec goût – trop meublée, en fait – et comportait un piano, des rayonnages de livres, des tables basses, des chaises et des sofas. C’était une réminiscence du style de décoration qui avait été à la mode à la fin du siècle dernier, et la femme qui nous attendait était également une réminiscence de cette époque. Elle se tenait bien droit dans un fauteuil, les mains posées sur le pommeau de sa canne, et ses vêtements de deuil étaient aussi noirs et enveloppants que ceux de feu la Reine, laquelle – à mon avis – avait pleuré la mort de son époux durant une période bien trop longue. Au lieu de gants elle portait des mitaines de dentelle noire, d’une sorte que je n’avais pas vue depuis des années. Le Dr Khattab s’approcha d’elle et prit sa main. Ses doigts pressèrent le pouls de son poignet. Elle le repoussa d’un geste brusque.
— J’espère que Mrs Emerson ne sera pas offensée, déclara-t-elle d’une voix grinçante, si je dis que, bien que sa visite soit la bienvenue, il est peu probable qu’elle me surexcite.
— Pas du tout, dis-je en saluant sa petite plaisanterie d’un léger rire.
— Veuillez vous asseoir, poursuivit-elle. Puis-je vous proposer du thé ?
— Non, je vous remercie. Nous prendrons seulement quelques minutes de votre temps. Nous sommes venues pour…
— Vous plaindre de mon petit-fils, m’interrompit-elle.
Elle semblait apprécier le franc-parler, aussi décidai-je de l’obliger.
— Non, nous sommes venues pour nous plaindre du serviteur de Justin. Hier, il a causé la chute de mon époux d’une falaise.
— J’espère qu’il n’a pas été grièvement blessé.
Ce ne furent pas les mots mais le ton que je trouvai quelque peu agaçant. La vieillesse a ses privilèges, mais, à mon avis, l’impolitesse n’en fait pas partie.
— Ce n’est pas grâce à François, répliquai-je. Considérez-vous qu’il est la personne qui convient pour veiller sur un gentil garçon comme Justin ?
— Je présume que ceci est une critique formulée comme une question. À l’évidence, ma réponse est oui, autrement je ne continuerais pas de l’employer. (Elle poursuivit d’un ton moins autocratique :) Je suis désolée pour les blessures de votre époux, et j’en parlerai à François. Cela ne se reproduira pas. Pourquoi avez-vous donné ce chapeau à ma dame de compagnie ?
Le brusque changement de sujet me laissa sans voix. Mais je me repris immédiatement, bien sûr.
— Elle avait perdu le sien et il aurait été inconvenant qu’elle se montre en public tête nue.
— C’est un très joli chapeau, dit Mrs Fitzroyce. J’en avais un encore plus joli dans ma jeunesse. Il était orné d’un cacatoès empaillé avec des rubis à la place des yeux.
Sa tête dodelinait et elle parlait d’une voix douce et chantante qui était très différente de son ton péremptoire quelques instants plus tôt. Je lançai un regard interrogateur au docteur. Il sourit et haussa les épaules. À l’évidence, la vieille dame avait des « absences » et sombrait brutalement dans des réminiscences séniles.
— Est-elle ici ? demandai-je.
— Non, elle est morte voilà vingt ans, murmura Mrs Fitzroyce. C’était une très belle jeune fille, mais pas aussi belle que moi…
— Miss Underhill est allée à Karnak avec Justin et François, dit le docteur doucement.
— Tout à fait, dit Mrs Fitzroyce, redevenant soudain cohérente. Comment osez-vous répondre à des questions qui me sont adressées, Khattab ?
— Veuillez m’excuser, madame.
Le sourire du docteur parut collé sur son visage.
Ne sachant pas pendant combien de temps la vieille dame conserverait sa lucidité, je déclarai :
— Nous avons découvert, Miss Underhill et moi, que nous avions des amis communs. Pourriez-vous l’autoriser à venir nous voir prochainement, pour dîner ou pour la journée ?
— C’est une gentille fille, murmura Mrs Fitzroyce.
Je me demandai si elle faisait allusion à la jeune beauté morte depuis longtemps ou à Maryam, jusqu’à ce qu’elle poursuive :
— Très fidèle. Elle n’a pas pris un seul jour de repos depuis qu’elle est entrée à mon service.
Elle leva une main flasque, qui fut promptement saisie par le Dr Khattab.
— Faible, annonça-t-il d’un ton solennel. Trop faible, chère madame.
— Nous vous fatiguons, dis-je en me levant. Au revoir.
— La jolie Mrs Emerson n’a-t-elle pas quelque chose à dire ? s’enquit la vieille dame.
— Seulement au revoir, répondit Nefret, qui s’était levée.
— Vous êtes très jolie, dit Mrs Fitzroyce judicieusement. Mais pas aussi jolie qu’elle l’était.
Le docteur demeura auprès de sa patiente, et l’un des hommes d’équipage nous raccompagna jusqu’à la passerelle.
— Vous ne lui avez pas parlé de Maryam, dit Nefret à voix basse.
— Il y a une limite au degré d’ingérence que même moi j’estime approprié, répondis-je. Je n’ai pas le droit de révéler le secret de Maryam à la femme qui l’emploie. Mrs Fitzroyce est une personne très intéressante, n’est-ce pas ?
— Elle devait avoir un caractère très autoritaire avant de commencer à perdre la tête. Ce n’est pas étonnant qu’ils aient besoin d’un personnel aussi important, avec Mrs Fitzroyce de plus en plus débile de corps et d’esprit, et Justin au comportement totalement imprévisible.
Puisqu’il était encore de bonne heure, nous nous promenâmes sur la corniche en direction du souk. Louxor n’est pas une grande ville, et bientôt nous rencontrâmes Lia et Evelyn. Sur ma proposition, nous restâmes ensemble et partîmes à la recherche de Walter et David, lesquels n’avaient vraisemblablement pas vu passer l’heure, absorbés par leurs recherches d’antiquités. Nous les trouvâmes dans la boutique d’Omar. Ils buvaient du thé et examinaient la collection de papyrus douteux et d'ushebtis à l’authenticité encore plus suspecte de ce vieux brigand. La boutique d’Omar valait toujours le coup d’œil, car il glissait de temps en temps des articles authentiques parmi ses fausses antiquités. Je crois qu’il prenait plaisir à mettre à l’épreuve les connaissances de ses acheteurs, parce qu’il cédait toujours de bonne grâce et sans la moindre honte lorsque sa duplicité était dévoilée. David était particulièrement doué pour reconnaître des contrefaçons, puisqu’il en avait fabriqué un certain nombre dans sa jeunesse.
— Hein ? C’est déjà l’heure du thé ? demanda-t-il lorsque nous entrâmes dans la boutique. Je suis à votre disposition, mesdames. Omar n’a rien d’intéressant, excepté cette amulette d’Isis, pour laquelle il demande beaucoup trop.
Ses yeux pétillants de malice, Omar poussa un gémissement à fendre le cœur.
— Beaucoup trop ? Je vous la laisse pour rien, ce qui est moins que ce que j’ai payé !
— Je suppose que vous vous êtes renseigné au sujet de bijoux en général et de bracelets en particulier, dis-je, une fois que nous eûmes pris congé d’Omar… sans acheter l’amulette.
— J’ai tâté le terrain, admit David en m’offrant son bras. Cyrus semble s’être résigné à ce vol, mais je me demande bien comment Martinelli et son butin ont pu disparaître sans laisser la moindre trace.
— Ce n’est pas difficile de se perdre dans les nombreux bouges du Caire, mon cher garçon, comme vous devriez le savoir. Je ne doute pas qu’il soit allé là-bas. S’il était resté à Louxor, nous l’aurions retrouvé depuis longtemps.
Le Winter Palace offrait une vue incomparable, depuis ses terrasses surélevées, du fleuve et des falaises de la rive ouest. Celles-ci brillaient d’une lueur rose dans les rayons du soleil déclinant, et le fleuve flamboyait de toutes les nuances de pourpre et d’écarlate dans la lumière réfléchie du coucher de soleil. Ramsès nous attendait.
— Où est votre père ? demandai-je.
— Il a fait un saut aux bureaux de Cook. (Il se rassit et fit signe à un garçon.) Ils s’occupent de la plupart des excursions, aussi sont-ils peut-être plus efficaces que la police pour contrôler les chasseurs qui font partie de leurs groupes.
Nefret eut un petit rire.
— Lia, que diriez-vous de descendre en courant et d’écouter à la porte ? J’adore entendre Père tancer quelqu’un !
Lia éclata de rire, et Ramsès dit :
— Tu es bien gaie ce soir, Nefret ! Qu’avez-vous fait, Mère et toi ?
Nefret entreprit de les régaler d’une description haute en couleur de notre visite à Mrs Fitzroyce. Elle fut interrompue après quelques phrases par l’arrivée d’Emerson. Sur sa demande, elle recommença depuis le début.
— Je savais que vous iriez là-bas, me dit Emerson.
— Non, vous ne le saviez pas.
— J’ai commandé un whisky-soda pour vous, Père, dit Ramsès, en une vaine tentative, il le savait certainement, pour empêcher Emerson de poursuivre cette dispute. J’espère que cela vous convient.
— Je vous remercie, mon garçon. Oui, tout à fait. Et, fit Emerson d’un air de triomphe, je vais vous dire comment je le sais. En sortant du poste de police, nous avons croisé Daoud, alors qu’il allait chez son cousin, et…
— Il nous a vues nous diriger vers l’Isis ou bien quelqu’un qui nous avait vues le lui a dit, terminai-je. Daoud est encore plus efficace qu’un journal pour répandre des informations. À présent, tout Louxor sait où nous étions, et où nous avons l’intention de nous trouver durant chaque minute du reste de la soirée !
— Quel mal y a-t-il à cela ? demanda David.
Nous allions bientôt le découvrir.
Savourant ces moments passés ensemble et échangeant quelques paroles aimables avec des amis, nous passâmes une soirée insouciante, mais, peu avant dix heures, je rappelai aux autres que nous étions convenus de retrouver Daoud à cette heure. Il n’avait pas de montre, mais il pouvait dire très précisément l’heure qu’il était en regardant le soleil et les étoiles (et en la demandant à d’autres personnes), et il était très pointilleux sur la ponctualité. Et, bien sûr, il accourut à notre rencontre lorsque nous arrivâmes sur le quai. Plusieurs autres bateaux dansaient sur l’eau au bout de leurs amarres, mais il n’y avait personne excepté notre petit groupe. L’air de la nuit était frais, et il y avait une forte brise. Une fois que nous fûmes montés à bord et que nous eûmes pris nos places, Daoud rentra la passerelle, laquelle était une planche, ni plus ni moins, d’approximativement vingt centimètres de large et trois mètres de long.
C’était une nuit très agréable pour une traversée. La lune, presque pleine, projetait des rides argentées sur l’eau, et les étoiles étaient très brillantes. Nous étions à plusieurs centaines de mètres de la rive lorsque je pris conscience d’une fraîcheur désagréable sur la plante de mes pieds. Avant que je pusse faire une remarque, le froid monta jusqu’à ma cheville.
— Mon Dieu ! m’exclamai-je. Je crois qu’il y a une voie d’eau !
— Je crois que vous avez raison, dit Emerson calmement, tandis que l’eau recouvrait nos chevilles.
Les autres levèrent leurs pieds en poussant des exclamations effrayées, et Daoud, qui avait été absorbé par le maniement de la voile et de la barre, poussa un grand cri.
— C’est impossible ! Le bateau est en parfait état !
Étant donné que ce n’était manifestement pas le cas, personne ne prit la peine de démentir cette affirmation. Ramsès se baissa et commença à soulever les tapis imbibés d’eau. Il trouva le problème presque tout de suite, et il annonça sa découverte à haute voix.
— Trois trous ont été percés dans le fond du bateau. Daoud, faites demi-tour immédiatement. Nous n’atteindrons jamais l’autre rive. Nefret, prête-moi ton foulard.
— C’est inutile, dit Emerson d’un ton cassant. (Il s’était agenouillé et palpait la coque sous l’eau qui montait rapidement.) Chaque trou fait plus de deux centimètres de diamètre. Ils ont probablement été bouchés avec une matière qui s’est peu à peu dissoute ou bien qui a été chassée par le mouvement des vagues.
David avait rejoint Daoud à l’avant et lui donnait un coup de main pour la voile et la barre, mais le bateau avançait avec une lenteur paresseuse. Il était clair que nous allions couler avant que nous ayons pu regagner la rive. Emerson enleva sa veste et son gilet. Ramsès l’avait déjà fait. Il prit la lourde planche et l’inclina par-dessus le plat-bord du bateau, puis il se laissa glisser dans l’eau.
— Nefret ! appela-t-il.
Elle le suivit sans la moindre hésitation. L’eau avait atteint les sièges et continuait de monter.
— Renoncez, David ! cria Emerson. Aidez-moi pour les autres !
Il se tourna vers moi. Je savais que je devais me défaire des jupes qui entraveraient mes membres, mais j’avais des difficultés avec mes boutons, car mes mains n’étaient pas aussi fermes que je l’aurais souhaité. Je n’ai aucune aptitude pour les exercices aquatiques. Cependant, je n’étais pas du tout inquiète pour moi-même, parce que mon Emerson bien-aimé était près de moi. Il était aussi à l’aise dans l’eau qu’un poisson, ainsi que Ramsès et David. C’étaient les autres, en particulier Evelyn et Walter, qui étaient les sujets de mon inquiétude. Ce fut quelque peu rassurant de voir Walter ôter soigneusement ses lunettes et les fourrer dans la poche intérieure de sa veste, Evelyn faire glisser de ses épaules son manteau du soir en velours, et Lia ramper sur la banquette vers sa mère. Je pouvais seulement remercier Dieu que l’incident ne se fût pas produit alors que les enfants étaient avec nous.
Tandis que je continuais de me débattre avec mes boutons, Emerson saisit le col de ma robe, tira, la déchira et l’ôta, puis il me prit dans ses bras et me lança par-dessus bord. Je remontai à la surface en crachant de l’eau, soutenue par les mains vigoureuses de mon fils, et je vis que les autres avaient également quitté le bateau. Emerson avait saisi son frère et sa belle-sœur, un dans chaque bras, et les avait entraînés vers la planche à laquelle Nefret s’agrippait. David avait Lia avec lui. J’écartai mes cheveux mouillés de mes yeux et j’évaluai à la hâte la situation. Oui, tout le monde était là, indemne, et en sécurité, du moins pour le moment. Tout le monde excepté…
Un frisson d’horreur me parcourut. Forme sombre sur les rides argentées, le bateau coula, et avec lui coula Daoud, assis à l’avant, droit comme un piquet. La dernière image que j’eus de lui fut son visage calme, ses yeux grands ouverts et sa bouche fermée avec force, tandis que l’eau montait et le recouvrait. Ce ne fut qu’à ce moment-là que je me souvins que Daoud ne savait pas nager.